29: Zerbinette des oasis.
Mémoires d'un Longagien
André Abadie
Zerbinette des oasis.
Avant-propos.
Pendant huit années, nos jeunes s'en sont allés mourir loin de chez
eux sur injonction du gouvernement.Leurs cercueils,dont l'opacité
des parois garantissant l'anonymat d'un occupant à l'identité douteuse
arrivaient régulièrement dans les familles.
Et l'ennemi, fondu dans la population Algérienne d'un naturel pacifique
fit également payer à celle-ci un lourd tribut pour son patriotisme Français.
En 1962,les accords d'Evian furent signés.
Le seul mérite de cet arrangement historique est d'avoir mis fin à des
hostilités qui décimaient de paisibles citoyens et une jeunesse dépaysée.
Le long demi-siècle qui s'est écoulé depuis cet évènement devrait permettre
à chacun de s'exprimer sur le sujet sans froisser personne.
En 1954,à cause d'un manque de jugement étonnamment généralisé
la guerre d'Algérie était devenue inéluctable.
A-t-elle été conduite par notre armée avec le souci de préparer
la paix qui s'ensuivrait afin de redevenir un partenaire aimé de tous
et particulièrement de la grande majorité de nos amis Algériens?
Chacun aura son opinion.
Mais peut-on aimer ce que l'on ne respecte pas?
Et une Nation qui abandonne ses ressortissants et ses plus fidèles
guerriers désarmés à la merci de leurs tortionnaires est-elle respectable?
Ces guerriers,un grand soldat français,académicien de surcroît,les dépeint
comme:"Glorieux entre tous, et d'un loyalisme envers notre drapeau poussé
souvent jusqu'au martyre."
Le présent ouvrage n'a d'autre prétention que de raconter la guerre d'Algérie
qui fit par devoir et sans aucune haine un appelé du contingent,officier de
réserve de l'Armée Française,et l'amour qu'il partagea avec une Berbère.
Que les différences soient d'origine sociale ou culturelle,l'espiègle chérubin
les ignore et il transperce de sa flèche aussi bien des cœurs de l'hoplite
et de l'hétaïre que de la musulmane et du roumi.
C'est alors que naît un harmonieux mélange qu'aucune vilaine pensée
d'assimilation ne vient perturber.
A.A.
Le Junker.
Chapitre I.
Le Junker survolait l'Hamada à basse altitude à cause de son
incapacité à s'élever davantage malgré le peu de fret qu'il
transportait: trois hommes,mon barda,un sac de courrier,et
quelques caisses en bois brut de sciage sans aucune mention de
leur contenu.Il y avait fort à parier pour que ce fût quelque
spiritueux écossais à livrer discrètement au mess.A la base
d'Hammaguir,c'était une panacée très en vogue dés le coucher
du soleil.Je pus m'en rendre compte au cours de la soirée
mondaine à laquelle les officiers de notre Compagnie de Légion
Etrangère,qui bivouaquait dans le voisinage,avaient été
conviés.Notre présence y apporterait la touche guerrière qui lui
faisait défaut d'ordinaire.
A cause de l'usure des pistons dans les cylindres et de la
calamine accumulée pendant trop d'années de service,les trois
moteurs en étoile étaient pris d'une lassitude"dont leurs
rugissements ne les pouvaient défaire."La carlingue,en tôle
ondulée de duralumin,était un frein supplémentaire.Cependant,
malgré sa faible vitesse,l'avion tenait l'air grâce à la portance de
ses ailes disproportionnées.Sans le battant de la porte qui avait
été définitivement abandonné dans un coin de hangar,il devenait
un poste d'observation idéal pour celui qui s'accommodait du
vacarme assourdissant des échappements libres et des relents
d'huile brûlée.
Les allemands,qui en étaient les concepteurs,avaient
paraît-il,profité de sa lenteur pour larguer des hommes
spécialement entraînés,sans parachute,dans des zones du front
russe où l'épaisseur de la neige le permettait.Pour les stratèges,
les pertes ne dépassaient pas un niveau raisonnable.
Cet appareil était le dernier en service dans l'armée Française
et je considérais comme un privilège d'être à son bord avant
qu'on ne le cédât à un pays ami,africain de préférence;non sans
avoir rempli la soute de médicaments périmes afin de montrer en
quelle haute estime on tenait ses habitants.
Affecté à la Quatrième Compagnie Saharienne Portée de
Légion Etrangère j'étais arrivé à Colomb-Béchar par le
tortillard d'Oran pour trouver le cantonnement à peu près vide.
Un adjudant-chef avec un demi-peloton assurait la permanence.
Il avait deux fois mon âge et sa poitrine était couverte de
décorations mais,après un salut impeccable,il se nomma et me
présenta ses respects;sous-lieutenant,j'étais son supérieur
hiérarchique et il s'en arrangeait parfaitement.Son attitude,faite
de dignité et de considération qui ne devait rien au règlement,
me le rendit immédiatement sympathique et je sentis que c'était
réciproque.Ce fut le début d'une amitié qui ne se démentit
jamais,même si elle ne recueillit pas l'approbation unanime au
mess des officiers.
La Compagnie était en nomadisation dans le Sud pour
quelques jours encore,et la responsabilité entière de la Base lui
avait confiée.Un sergent-chef,dont les sept chevrons
inversés de laine verte cousus sur la manche attestaient
trente-cinq ans de Service,le secondait.Il n'était plus tout jeune
mais il vint,avec empressement me saluer à la manière
particulière en usage dans la Légion qui consiste à faire autant de
bruit que possible.Au cours de cet exercice,la main du
Légionnaire ne se pose pas aux emplacement réglementaires
comme l'eût fait celle de tout autre;elle y claque comme battoir
de lavandière.C'est au bruit que se reconnait la qualité de
l'homme.Cependant,tout ne sera pas tonitruant,et le talon de la
crosse du fusil touchera le sol avec une légèreté de libellule en
frôlant le petit orteil droit.Ce mélange de brusquerie et de
délicatesse me semble symboliser parfaitement la Légion
Etrangère.
Il faut préciser que notre tenue réglementaire comportait des
sandalettes appelées "nails"qui laissaient à nu les orteils,et
que les orteils sont très sensibles aux coups de talon de crosse.
Dans la fournaise de la cour du quartier,trois ou quatre
Légionnaires,en calot vert et rouge nettoyaient le gravier.
Ils ne se déplaçaient qu'au pas gymnastique,la tête basse,
un arrosoir à la main dans lequel ils introduisaient,par le bec,
le maigre produit de leurs investigations.Leur moment de détente,
de dix minutes toutes les heures,consistait à se placer face au mur,
le bout du nez au contact du crépi.Ils ne quittaient cette reposante
posture qu'au coup de sifflet,pour reprendre leur course.
Condamnés à quelques jours de prison,il leur était interdit de
porter le képi blanc,de poser leur regard sur le drapeau français
flottant au mât,et de se voir confier une arme.
Ne pouvant ainsi participer à une quelconque action guerrière
ils restaient au cantonnement et subissaient ainsi la plus
humiliante des punitions.
L'adjudant-chef m'accompagna de l'autre côté de la piste,au
seuil du désert,jusqu'à la villa des officiers où ma chambre avait
été préparée.
C'était un robuste fortin crénelé ocre rouge sans étage et
dépourvu de fenêtres.Son aspect rébarbatif n'était en rien égayé
par la porte ogivale de bois massif aux imposantes pentures de
fer forgé.
Un légionnaire la gardait.Képi immaculé,épaulettes à
franges,cartouchières de cuir croisées sur la poitrine à la
manière des cosaques,larges ceinture de drap bleu soutenant le
sarouel aux vingt plis,sandalettes de cuir,décorations et
insignes à leur place et en évidence,la "grenade creuse à sept
flammes dont deux de retour",particularité de la Légion.
Il me présenta les armes dans un tel fracas qu'un chien Kabyle
tout jaune qui passait par là marqua l'arrêt en grondant,les poils
du dos hérissés et au cours de la manœuvre inverse,tout aussi
bruyante,l'animal détala dans un nuage de poussière.
La porte franchie,le sentiment d'austérité faisait place à un
véritable enchantement.On débouchait dans un patio au milieu
duquel une fontaine coulait dans un bassin en cascadant le long
d'une espèce de stalagmite couverte d'aspérités.Cet ingénieux
système provoquait la formation de fines gouttelettes d'eau qui
humidifiaient l'atmosphère.Une immense claie de bois
recouvrait l'ensemble et filtrait quelque peu les terribles rayons
du soleil sans gêner la circulation d'un hypothétique courant d'air
ascendant.
Toutes les pièces donnaient sur le patio par de larges
ouvertures,dont celles des chambres qui étaient munies
d'épaisses portes de bois.Elles n'étaient pas destinées à préserver
l'intimité des occupants mais à les isoler du froid de la nuit.Les
murs et la toiture en voussure atteignaient partout deux mètres
d'épaisseur par un remplissage de terre.
Le cuisinier qui avait échangé son képi contre une toque
s'activait à préparer mon repas et j'airais pu attendre
douillettement le retour de la Compagnie dans ce petit paradis.
Mais ce n'était pas mon intention et j'invitai l'adjudant-chef à
prendre un verre pour lui faire part tranquillement de mon projet
de rejoindre mon unité au plus tôt.Il accepta mais ne me sembla
pas à son aise.Je n'en compris la raison que plus tard,après
avoir fait la connaissance du capitaine qui tenait à ce que la villa
fût exclusivement fréquentée par des officiers.J'eus,d'ailleurs
avec lui,une altercation à ce sujet,à quelques mois de là,au
cours du repas du soir.
L'aspirant Séropian nous avait été dépêché comme médecin.
Le grade d'aspirant est hybride mais je pensais que sa place était
à notre table.Le capitaine,qui était d'un autre avis,prétendait
qu'il devait prendre ses repas au mess des sous-officiers.C'était
sans issue.Je changeai donc de tactique et argumentai sur sa
conversation que je jugeai intéressante et enrichissante;il allait
soutenir sa thèse dans quelques mois.Comme il m'arrivait de
vider une bonne bouteille en sa compagnie,de temps à autre,en
discutant de sujets variés,j'estimais être en mesure de le mieux
juger que d'autres qui ne lui adressaient jamais la parole.Cette
allusion perfide n'était pas propre à détendre l'atmosphère et j'eus
la maladresse d'ajouter qu'il était très cultivé.Pendant un instant
j'eus quelque crainte en voyant le capitaine fouiller sa poche
après cette allusion à la culture,mais,n'ayant rien d'un colonel
SS,il n'en sortit qu'un mouchoir.C'est mon imagination qui me
jouait des tours.Toutefois,livide de colère,il rappela que mon
premier devoir était d'obéir à ses ordres.Je compris que,issu du
rang,il en faisait un complexe,en dépit d'exemples célèbres qui
eussent dû l'en affranchir.
Mais c'était un brave homme et il ne me tint pas rigueur de
l'avoir contrarié en présence de tous les officiers.Il avait compris
que,en définitive,je l'aimais bien alors que les autres le
méprisaient.Bien plus tard,je sus qu'il avait porté sur moi les
appréciations les plus flatteuses dans mon dossier confidentiel.
Le dromadaire.
Chapitre III.
Dès le lendemain le capitaine m'envoya tendre une
embuscade en un point du désert qu'il marqua d'une
croix au crayon sur ma carte.
C'était,incontestablement,afin de tester mes capacités.Une
embuscade dans cette zone ne semblait d'aucun intérêt.
Pourtant contre toute attente,la chance fut avec moi.
La visibilité est si bonne,dans de tels espaces,que
l'embuscade ne pouvait se tendre que de nuit.L'objectif
se situait dans le 314º à 125 km.Trois heures nous suffiraient
pour parcourir cette distance.Pourtant,je décidait le départ
pour midi,laissant entendre que je tenais à préparer
minutieusement notre dispositif sur place.
Le capitaine m'approuva mais je distinguai dans son œil un
petit éclat narquois.L'objectif,pas plus grand ni plus haut qu'un
chapiteau de cirque,était difficile à découvrir dans cette
immensité.Il savait bien que je me réservais quelques heures
avant la nuit pour effectuer des recherches à l'arrivée, au cas où
une erreur de route m'aurait conduit à quelque distance du but.
En réalité nous tombâmes très exactement à l'endroit prévu.
A voir l'indifférence de mes légionnaires devant mon exploit,je
compris que cela n'en était pas un. Ce n'était que pure routine.
Comment une telle navigation,appelée " à l'estime" peut-elle
être aussi précise? La distance parcourue est donnée par un
compteur kilométrique grossier et le direction par une boussole
dont l'aiguille est constamment déviée par les masses magnétiques
du véhicule.Pour y échapper,je devais régulièrement m'arrêter
et m'en éloigner pour faire une visée correcte sur quelque amer
assez peu remarquable à l'horizon.
Le fait est que jamais aucune unité ne se perdit.Si, parfois,
l'objectif ne fut pas atteint, personne ne s'en vanta.
Depuis un certain temps, le mien,qui devait culminer à cinq
ou six mètres,semblait,dans le lointain,aussi haut qu'une
cathédrale.Par un effet de mirage dû à la terrible chaleur qui
régnait là et, peut-être aussi en manière de taquinerie,il en
prenait parfaitement la forme.Toutefois,que la cathédrale
gotique flottât à quelques mètres au-dessus d'une hammada
saharienne,la rendait pour le moins suspecte.
Avec notre approche,tout reprit des proportions raisonnables
et,à l'aide de mes jumelles,je constatai que le clocher n'était
autre qu'un vautour-charognard posé sur notre mamelon.Il
disparut bientôt sur le versant opposé et,il prit son envol,ce fut
en rasant le sol car nous ne le revîmes plus.
L'éminence végéto-sablonneuse présentait à sa base sud une
dépression où le peloton au complet put se nicher.
Dès la nuit tombée,nous serions invisibles.
Mes deux équipes de fusils-mitrailleurs se camouflèrent à
mi-hauteur sur la face ouest donnant sur la piste millénaire des
caravanes.Au fil des siècles,les coussinets des pieds des
dromadaires en avaient damé le sol pierreux mais un œil peu
averti l'eût à peine distinguée.
Un caporal et quelques Légionnaires qui inspectaient les
alentours trouvèrent deux squelettes humains que le vent avait
découvert.De tailles différentes,couchés sur le côté et serrés
l'un contre l'autre ils évoquaient un couple dans le lit conjugal.
Je les fis enfouir au même endroit,beaucoup plus
profondément afin de les mettre à l'abri de l'érosion éolienne
durant des siècles encore,tout en signalant leur sépulture par une
pierre verticale.
Leurs compagnons de voyage les avaient enterrés,
mais comment étaient-ils morts simultanément
à des journées de marches de toute civilisation?
A ma connaissance,les coutumes de ces contrées n'exigeaient
pas que l'on ensevelît vivante l'épouse avec son mari décédé
comme cela se faisait ailleurs et en d'autres temps,quand il
s'agissait d'un haut personnage.
Pendant la nuit,que je passai près de la tombe,je me laissai
emporter par une imagination que le total silence du désert
favorisait:
"Se tenant par la main,les amants trottinent en queue de
caravane pour rattraper le retard qu'ils prennent à se contempler
avidement.Ils rient de tout et de rien.Ils sont heureux.Le vent
de la course,qui gonfle leur djellaba de fin coton turquoise
caresse leur peau sans rafraîchir leur sensualité.
A l'ombre d'une pierre,le céraste attend,somnolent,que le
soleil tape moins fort pour quitter son abri.
La jeune pubère trébuche et le bouscule.
C'est la morsure.La morsure fatale.
La bête fuit en dessinant d'élégants méandres sur le sable fin.
Avant qu'elle n'ait pu s'y enfouir entièrement,le garçon
la rattrape pour se faire mordre aussi.
Alors,les yeux dans les yeux,les amants regardent sans
crainte la vie les quitter lentement.C'est fini.
La tragédie est consommée.
Les Bédouins pleurent leurs Roméo et Juliette"
Mon ordonnance avait monté ma tente.Dormir dans cet abri
était un privilège réservé à l'officier.Ce fut la seule fois que j'en
profitai.Si,en camouflant la lumière de ma lampe, elle me
permit de lire une partie de la nuit,selon mon habitude,elle me
donnait aussi l'impression de ne plus être en communion avec
mes hommes.Je souhaitais qu'ils m'acceptassent comme l'un des
leurs.Pour qu'ils y fussent enclins,c'est en campagne,au milieu
d'eux que je devais toujours rester sans en être séparé,même
par une simple toile de coton.
Bien avant l'aube,je sortis faire une inspection du dispositif.
En l'absence de lune,la nuit était éclairée
"par l'obscure clarté qui tombait des étoiles."
Quand j'arrivai,en rampant,sur la position du deuxième fusil-
mitrailleur,le sergent me demanda d'écouter attentivement.
Dans le parfait silence qu'aucun souffle d'air ne troublait en
frôlant les pavillons de nos oreilles,je perçus,loin vers le nord
un faible couinement qui se renouvelait à intervalles réguliers.
L'excellente luminosité de mes jumelles,que j'immobilisai sur
un champignon de bouhamama,me permit de distinguer,à près
d'un kilomètre,un dromadaire solitaire.De sa démarche
nonchalante,il se rapprochait en suivant la piste comme l'avaient
fait ses ancêtres depuis cent générations.
Le sergent,qui avait de l'expérience,me murmura:
- Mon lieutenant,les chameliers restent loin derrière les
dromadaires,ils ne s'en rapprochent que quand le terrain est
parfaitement dégagé alentour pour éviter toute surprise.
J'en conclus qu'ils ne manqueraient pas de se méfier de notre
monticule en bord de piste et je donnai mes ordres en
conséquence.
- Laissons passer le dromadaire que nous rattraperons
aisément ensuite,et attendons l'escorte sans nous manifester
avant qu'elle arrive à notre hauteur.Préparez les fusées
éclairantes.
Un quart d'heure plus tard,le dédaigneux animal était là.Il
semblait harassé et peu désireux de poursuivre sa route.La
charge qu'il portait, répartie de chaque côté de la bosse,sanglée
sur un bât,devait être plus lourde que ne le laissait supposer son
modeste volume.
Notre présence ne lui avait pas échappé et son subconscient
aidant (les dromadaires n'en sont pas dépourvus) il décida qu'il
était arrivé aux portes du caravansérail.
Humant l'air,le scélérat s'immobilisa sur ses longues jambes
alertant ainsi les chameliers qui avaient dû tourner la bride aussitôt.
La vélocité de leurs méhara de selle les mettrait rapidement hors
de portée.Nous ne ferions pas de prisonniers.
Mais il ne fut pas récompensé de son inconsciente fidélité
envers ses maîtres.Exténué,il entreprit de se baraquer sans
délai.Une fois posé sur son proéminent coussinet sternal,il
pourrait relâcher sa musculature sollicitée depuis de si longues
heures.
Dès qu'il tenta de fléchir ses antérieurs,il fut déséquilibré par
sa charge et partit en crabe.Alors que,pour se rétablir,il
effectuait une espèce de figure équestre avec passement de
jambe du plus bel effet,un de ses pieds se prit entre deux pierres
solidement ancrées dans le sol damé de la piste.Il tomba
lourdement sur le côté et l'articulation se déboîta dans un
craquement sinistre.
La bête manifesta sa souffrance par de pitoyables
blatèrements rauques.Un coup de fusil dans la nuque y mit fin.
Le bruit de la détonation était maintenant sans importance.
Le capitaine,que j'avais averti en graphie,arriva au petit
matin sur les lieux avec le gros de la Compagnie.On procéda à
l'inventaire du chargement qui consistait en fusils et leurs
munitions,grenades,explosifs,cordon bickford et détonateurs.
Tout était soigneusement enveloppé dans une toile de coton
huilé qui mettait le délicat mécanisme des armes à l'abri des
vents de sable.Celui-ci a la fâcheuse propriété de s'infiltrer dans
les moindres interstices et, pour aussi incroyable que ce fût
jusque dans les bidons d'eau.
Le couinement qui nous avait alertés devait provenir du
frottement d'une sangle de cuir pesant,à chaque ballant
sur la sellette.
A la Légion,bien des professions sont représentées mais nous
n'avions ici aucun boucher qui aurait prélevé sur l'énorme bête
des morceaux suffisamment tendres pour fournir la Compagnie
en viande fraîche.
Comme mes hommes et mon matériel étaient déjà installés,le
capitaine me demanda d'aller tirer quelques gazelles pour le
repas du soir;le stock de vivres frais était épuisé.
Il m'indiqua la position approximative d'une petite harde qu'il
avait repérée en venant.Elle n'avait pas été importunée et je la
retrouvai facilement.
La course commença.Nous devions slalomer entre les
champignons de bouhamama qui,constitués d'un agglomérat de
sable et de végétaux ne dépassant pas une coudée,s'avèrent tout
de même redoutables.On peut,en les heurtant,briser un
mécanisme de direction ou un bras de balancier de boggie.
La vitesse atteignait parfois soixante à l'heure sur ce difficile
terrain et mon excellent chauffeur me mettait en position de tir
aussi souvent qu'il était possible.
Même dans leurs moments de frayeur les plus intenses et
leurs brusques écarts pour échapper à leurs poursuivants,les
gazelles conservent une rare élégance et offrent un magnifique
spectacle.Avec l'excuse de chasser pour manger j'en abattis
quand même trois.
Mais le sort entreprît de me donner des remords et la balle que
je tirai sur la quatrième lui sectionna les abdominaux.Son ventre
explosa. Par d'incompréhensibles réflexes elle réussit à conserver
la même vitesse de course que les autres jusqu'au moment où
elle s'empêtra dans ses propres boyaux.
c'était une scène d'autant plus horrible que la pauvre bête
s'évertuait à ne pas piétiner son petit mêlé aux entrailles.Qu'elle
fût pleine n'était pas évident,mais j'avais bafoué les principes de
la chasse qui imposent de ne tirer que pour donner la mort à
coup sûr.En l'achevant,je pris la décision de ne plus jamais
m'adonner à une activité aussi lamentable.
Si certains mauvais esprits tenaient à savoir si mes états d'âme
seraient les mêmes en ce qui concerne un ennemi,je leur
répondrais que cette comparaison est inopportune.L'un,sous
une apparence humaine,peut s'avérer abominable,et l'autre est
l'innocence même.
Pour ceux à qui le rapport n'aura pas échappé,je préciserai
que ma répugnance à tirer sur le brave cheval qu'un assassin
aurait enfourché pour s'enfuir,m'obligerait à épargner la
monture.Elle seule,cependant.
Chaque peloton prépara son ragoût avec les oignons et les
pommes de terre qui restaient.Je tâtai de tous;ils étaient
délicieux.
La mobilisation dans le Sud se terminait et, dés le matin
suivant,la colonne des véhicules se forma pour rentrer à
Colomb-Béchar.
En quittant les lieux en dernier,comme j'en avais exprimé le
souhait,je posai un ultime regard sur le pauvre dromadaire.La
faune carnivore saharienne invisible mais présente convergeait
inexorablement vers ce rare festin.Bientôt,il ne serait plus qu'un
squelette érodé par les vents de sable avant de redevenir
poussière.
Entre-temps,l'ethnologue qui découvrira le site,croira
peut-être que Roméo et Juliette sont arrivés là en compagnie du
méhari.Avec le fort potentiel d'imagination qui caractérise sa
corporation,peut-être trouvera-t-il un déroulement logique à
cette énigmatique tragédie.Dans l'affirmative,aura-t-il
l'amabilité de m'en faire part?
Mes vœux ne furent pas exaucés et,aujourd'hui encore,après
tant d'années,je pense toujours avec beaucoup de tendresse à
mes mystérieux compagnons d'une nuit.
Chapitre VIII
Sorti sous-lieutenant en bonne place des EOR de
Saint-Maixent,j'eus la possibilité de choisir mon affectation.Ce
fut la Légion Etrangère.
Pourquoi?
Il ne pouvait s'agir d'une foucade.En effet,pour cette Arme et
elle seule,une demande devait être faite au ministre par voie
hiérarchique plusieurs mois à l'avance.Une réponse positive
n'hypothéquait en rien la liberté de choix du candidat.
Son temps de réflexion n'était donc pas compté.
Ma décision fut prise à la suite d'une péripétie significative.
Une nuit,au cours d'une simulation opposant deux groupes,je
neutralisai un adversaire dans un coin obscur.Il était si mal placé
comme guetteur à l'orée d'un bosquet que je n'eus aucune peine à
m'en approcher par derrière.En lui enfonçant le pouce,en guise
de poignard,dans le rein droit sous la côte flottante,je lui
signifiait qu'il était mort.La règle voulait qu'il se considérât hors
de combat sur parole,et qu'il cessât toute activité.Dans
l'obscurité qui l'effrayait depuis son enfance me prit-il pour
Belzebuth?
Il s'affola et, se retournant,me tira,à bout touchant
un coup de son fusil chargé à blanc au niveau de l'estomac.
Ces cartouches d'exercice ne sont pas inoffensives dans ces
conditions et la charge volatilisa toute l'épaisseur des vêtements
que les rigueurs de l'hiver nous imposaient,et provoqua une
lésion du foie.Bien que bénigne,elle me fit souffrir suffisamment
pour entretenir mon ressentiment pendant des mois.
Comme nous étions en rase campagne,je passai les trois jours
qui suivirent dans un box d'une écurie désaffectée,grelottant de
fièvre,sous quelques fourchées de paille.
Mon bourreau vînt me présenter ses excuses et la
crainte de son exclusion lui fit même verser quelques
larmes de crocodile.
C'était un imbécile puisqu'il prenait les autres comme tels.
Ainsi que la plupart des EOR il avait des études supérieures
très poussées,mais chacun sait qu'un
"sot savant est plus sotqu'un sot ignorant."
Je ne donnai aucune suite à l'événement.
Cependant j'étais décidé à éviter ce genre d'individu inadapté
comme compagnon d'arme.Ma préférence allait aux Légionnaires.
Ce choix provoqua les pleurs de ma mère qui,à maintes
reprises,manquèrent de peu de se trouver justifiés sans qu'elle le
sût,et la fierté de mon père qui nous quitta avant que les
manipulateurs d'opinion ne réussissent à l'en priver.Ces félons
sévissent encore de nos jours.
Existe-t-il vilenie plus répugnante que d'apporter son soutien
aux assassins de ses enfants? Sous couvert de quelle idéologie?
Mon frère Louis les supplie d'aller se recueillir sur les tombes
de nos jeunes morts en implorant le pardon de leurs mères.
" Vous ne les y rencontrerez pas,les encourage-t-il,elles
sont mortes de chagrin".
Quant à mes neuf autres frères et sœurs je ne sus
jamais ce qu'ils en pensèrent.
Y prirent-ils quelques intérêts?
Certains étaient bien jeunes.
N'ayant,à ce moment-là,aucune expérience de la fratrie,je
croyais qu'on pouvait la considérer comme un refuge de
montagne où il ferait bon se réchauffer autour d'un feu de bois
quand la tourmente sévirait.
Je sais maintenant qu'il n'en est rien.
Comme en amitié,c'est par affinités que les liens se nouent
dans la famille,avec peut-être,en plus,une touche de
sentimentalité au cas de discordance.
En tant que Sportif de Haut Niveau, selon l'expression en
usage,j'avais la possibilité de me faire affecter au Bataillon de
Joinville,aux portes de Paris,comme simple soldat,et de
n'effectuer ainsi qu'un bref séjour symbolique en Algérie.C'est
un privilège dont je n'usai pas.J'eusse pourtant attiré sur ma
personne,une reconnaissance plus durable par des exploits
sportifs que militaires.L'administration,quelques journalistes
et bien d'autres ne manquèrent pas de me nuire.En parfaits
poltrons,ils agirent toujours cachés.N'ayant rien trouvé d'autre
pour arriver à leurs fins,ils choisirent le terrain politique alors
que jamais je ne m'y engageai.Il est vrai que certaines solides
relations pouvaient laisser supposer le contraire à des imbéciles.
Comme si l'on ne pouvait pas éprouver de l'amitié pour
quelqu'un,et le fréquenter assidument,sans épouser ses idées
politiques.
Note: Aux personnes désireuses de lire l'intégralité
de cet ouvrage.
S'adresser à Angèle Abadie
angele.margot@gmail.com
Remise de la croix de la valeur militaire:
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